Raisonner en conséquence
Je conçus à l’instant la raison du phénomène, allant en avant avec ma raison naissante, et nullement préoccupée. « Il se peut donc, lui dis-je, que le soleil ne marche pas non plus et que ce soit nous au contraire qui roulions d’occident en orient. » Ma bonne mère, à ces mots, crie à la bêtise. Monsieur Grimani déplore mon imbécillité, et je reste consterné, affligé et prêt à pleurer. M. Baffo vint me rendre l’âme. Il se jeta sur moi, m’embrassa tendrement, et me dit : « Tu as raison, mon enfant ; le soleil ne bouge pas, prends courage, raisonne toujours en conséquence, et laisse rire. » Ma mère, surprise, lui demanda s’il était fou de me donner des leçons pareilles ; mais le philosophe, sans même lui répondre, continua à m’ébaucher une théorie faite pour ma raison pure et simple. Ce fut le premier vrai plaisir que j’aie goûté dans ma vie. Sans M. Baffo ce moment eût été suffisant pour avilir mon entendement : la lâcheté de la crédulité s’y serait introduite. L’ignorance des deux autres aurait à coup sûr émoussé en moi le tranchant d’une faculté par laquelle je ne sais pas si je suis allé bien loin ; mais je sais que c’est à celle-là seule que je dois tout le bonheur dont je jouis quand je me trouve vis-à-vis de moi-même.
Casanova - Mémoires ; Chapitre I.