"Dans le champ de ruine qu'est devenue ma mémoire", dit Jacques Roubaud au début du "Grand Incendie de Londres". Cette phrase s'applique parfaitement à moi. Mes souvenirs sont des bribes souvent sans continuité, des ruines, oui, comme ces photos de villes détruites par la guerre, Berlin, Tokyo ou St-Lô en 1945, ou ces villages côtiers du nord du Japon après le tsunami de 2011. Certains souvenirs sont en partie reconstitués d'après ce qu'on m'a raconté, ou d'après de vieilles photos, comme cette image de moi enfant avec un regard d'une attendrissante tristesse contemplant une hirondelle à l'aile cassée perchée sur mon doigt . En me concentrant j'arrive à reconstituer la scène dans ma mémoire mais je ne sais pas si cette scène est un souvenir authentique ou bien reconstituée à partir de l'image et de ce qu'on m'a raconté.
De temps à autre une bribe de souvenir remonte à la conscience, sans prévenir, presque brutalement, j'aimerai en savoir plus, je me concentre mais cela n'a pour effet que de faire remonter d'autres bribes, d'autres ruines, qui n'ont en général pas de liens avec le souvenir initial. C'est comme-ci je lançais ma ligne de pêche dans l'eau et qu'à chaque fois je remontais un poisson d'une espèce différente du précédent. Du champ de ruine qu'est devenue ma mémoire n'émergent plus que des fantômes d'immeubles au milieu de tas de gravats informes qui n'évoquent plus les constructions qu'ils composaient et de la ville détruite ne reste plus que la vague trace de ses rues.