Je suis un agent de la SNCF depuis plus de trente ans. Je n'ai jamais eu de rôle directement lié à la circulation des trains. J'ai été employé vingt ans par le SERNAM qui était un service de la SNCF chargé du transport des colis en grande partie par la route (aujourd'hui défunt). Après j'ai été dans les services commerciaux de Fret SNCF (transport de marchandises par fer). Depuis six ans je suis cartographe dans le service de sûreté de la SNCF, la Sûreté Ferroviaire. C'est un service qui est chargé de protéger le réseau et les emprises de la SNCF contre la malveillance et la délinquance sous toutes ses formes. Avec mes études cartographiques j'observe les phénomènes de délinquance sur notre réseau et j'aide à la prévention, à la planification des opérations et au déploiement des effectifs de la Sûreté Ferroviaire. Pour le reste je dois le dire : j'aime mon entreprise, j'aime les trains et j'aime la SNCF. C'est peut-être curieux à entendre mais c'est vrai. Les agents de la SNCF sont pour la plupart ainsi, ils forment une grande communauté, les cheminots, qui sont généralement assez solidaires de leur entreprise tout en revendiquant souvent beaucoup de chose et en en critiquant volontiers les dirigeants.
C'est pourquoi je suis touché par l'accident de Brétigny. En arrivant de Londres vendredi soir, je suis passé au bureau, l'accident de Brétigny venait de se produire. Je suis aussitôt allé au PC Sûreté et ma première réaction a été d'offrir mes services. Ils n'étaient pas nécessaires, cependant j'ai pu constater que tous les agents qui étaient déjà partis en weekend, dès qu'ils avaient eu vent de l'accident, appelaient le PC pour demander si on avait besoin d'eux sur le terrain et se mettre à disposition. Le PC était calme mais tout le monde était attentif et concentré. Les ordres fusaient et étaient retransmis aux équipes sur le terrain, il fallait sécuriser le lieu de la catastrophe mais aussi les gares environnantes où allaient se présenter des milliers de gens voulant prendre leurs trains dont la circulation allait être annulée ou perturbée.
L'entreprise a communiqué samedi matin sur ce qu'elle pense être à l'origine de l'accident : une éclisse (une pièce de métal de trente centimètres de long et qui pèse bien 5 kilos) se serait désolidarisée du rail et aurait dérivé jusqu'au coeur de l'aiguille pour faire dérailler le train. Il y a une éclisse de chaque côté des rails à relier. Elles sont solidarisées par quatre boulons qui traversent de part en part la première éclisse, le rail et la seconde éclisse, et les écrous correspondants solidifient le tout. L'aiguille aurait été inspecté le 4 juillet dernier, elle ne présentait alors pas de défauts. Evidemment je trouve ça très peu vraisemblable. Il faudrait que les quatre boulons se soient desserrés et qu'ils soient sortis de leurs logements, et ce en une semaine. Je veux bien qu'il passe énormément de trains sur cette aiguille et qu'il faisait très chaud, mais quand même. Nous aurons probablement d'autres détails plus tard, je l'espère parce que cette cause est difficilement crédible en l'état.
Sans attendre, les critiques contre la SNCF ont fusé : trains poubelles, réseau vétuste etc. J'ai beaucoup de mal a supporter ces critiques contre mon entreprise sachant ce qu'implique de travail et de coordination la circulation du moindre train, ces critiques de gens qui parlent sans savoir et qui détestent la SNCF. Les Français ont, il est vrai, une relation très particulière avec leur entreprise nationale ferroviaire, une sorte de "tough love", un mélange d'affection et de constantes récriminations. C'est une chose bien Française comme l'est l'affection parfois inconditionnelle des cheminots pour leurs trains et pour leur entreprise.