J'ai dû fréquenter les frères P. pendant trois ou quatre ans lorsque j'avais quatorze ou quinze ans, je ne sais plus très bien. C'était les fils d'un pharmacien de ma petite ville. Leurs parents étaient jeunes, modernes, et aisés. J'allais souvent chez eux, ils habitaient un appartement immense sur trois étages au-dessus de la pharmacie. F. avait une collection de pièces de monnaies anciennes qui lui venait de son père, une pièce de la maison était consacrée à l'exposition de la collection. JB. apprenait à jouer de la guitare et il devint, avec les années, un très bon guitariste. Je ne sais pas trop pourquoi nos relations se sont distendues à une certaine époque. Ils fréquentaient le même lycée que moi mais nous n'étions pas dans la même classe, F. était dans une classe scientifique et JB. était plus jeune.
Un jour, tous les trois étions allés en vélo en expédition dans la campagne, c'était le printemps, nous avions chipé des cerises. Pour rentrer nous devions descendre une côte très abrupte et sinueuse, la route de Tours. F. était en tête, JB. venait ensuite et je fermais la marche. Dans la descente. F. roulait à toute vitesse en baissant la tête pour être plus aérodynamique. Nous l'imitions bien sûr, ne serait-ce que pour n'être pas trop distancés. Les freins du vélo de JB. n'étaient pas très efficaces, dans un virage je le vis aller tout droit, heurter le trottoir, passer cul par dessus tête par dessus son guidon et s'écraser contre le mur d'une maison. Il était choqué, étourdi mais n'avait pas de blessures apparentes. Les cerises qu'il avait mises dans un sac qu'il portait contre son ventre avaient souffert de la chute, il avait une grosse tache pourpre sur son vêtement, des cerises noires et très mûres. Pendant quelques instants nous avons cru que la tache était du sang avant de nous rendre compte que ce n'était que des cerises écrasées. L'accident avait eu un témoin. Un homme âgé s'approcha et s'enquit de l'état de JB. Puis, voyant que JB. n'avait rien il commença à nous faire la morale : nous allions trop vite dans la descente et puis d'où venaient ces cerises ? Nos explications furent assez embrouillées, il réalisa que les cerises étaient probablement volées. Il nous demanda nos noms, nous les lui donnâmes. "Ah, c'est beau ça! Des enfants de notables ! Voleurs de cerises ! Je vais aller vous dénoncer à la gendarmerie moi ! C'est une honte ! Les enfants du pharmacien et celui de l'opticien !" Nous étions atterrés à l'idée qu'il appelle les gendarmes, nous le suppliâmes de n'en rien faire, avec les larmes aux yeux. L'homme se montra magnanime et nous laissa repartir, à pieds car le vélo de JB. avait une roue en huit.
Aujourd'hui JB est pharmacien dans notre petite ville d'origine. Il a quarante ans de plus. Je l'ai revu hier en allant à sa pharmacie, il ne m'a pas reconnu, même mon nom sur l'ordonnance n'a pas attiré son attention. Je ne me suis pas manifesté non plus, et peut-être m'a-t-il reconnu mais a eu la même attitude que moi. Au fond c'est mieux comme ça, qu'est-ce qu'on aurait pu se dire au dessus du comptoir? Je ne sais rien de ce qu'il a fait de ses trente cinq dernières années. À part le fait qu'il est devenu pharmacien et a pris la succession de son père. Je ne sais même pas ce qu'est devenu F., son frère. Je ne sais pas si ses parents sont toujours en vie.
Mais je suis un peu triste quand même, je suppose que c'est normal.