Une récente "proposition de règlement" de la Commission Européenne imposant un "droit à l'oubli" pose un problème à la fois pour la liberté d'expression et pour la neutralité d'Internet.
Il est en effet question d'imposer de très lourdes sanctions financières aux hébergeurs de contenus (comme Facebook, Flickr ou Blogger) et aux moteurs de recherches (comme Google ou Yahoo!) qui n'auraient pas tout mis en oeuvre pour effacer toute information, donnée ou image portant sur un individu que celui-ci voudrait voir supprimées ou rendues inaccessibles au motif que ces informations ou images le mettraient dans l'embarras ou porteraient atteinte à son "droit à l'oubli" (par exemple une personne ayant été condamnée et ayant purgée sa peine). Et ce, même si ces informations sont vraies — contrairement à la diffamation qui ne porte que sur les informations portant atteinte à l'honneur ou à la réputation d'une personne, à condition qu'elles ne soient pas vraies (exception de vérité). Ne seraient exclus de cette loi que l'exploitation de ces données pour un objet journalistique ou pour l'expression artistique ou littéraire.
Le "droit à l'oubli" s'entendrait, selon cette proposition, comme le droit pour une personne de demander la suppression définitive de tout ce qu'il a posté lui-même sur Internet mais aussi de tout ce qui a été republié ailleurs (sur un autre site) sur lui-même avec ou sans son consentement ou de ce qui a été publié ailleurs que sur son propre site, portant sur sa personne et qu'il ne veut pas voir apparaître. C'est à dire de tout ce qui le concerne, partout.
Il y a donc trois cas d'application :
- Si je publie sur Internet une information me concernant ou une image de moi-même, ai-je le droit de demander sa suppression ? Oui, et c'est d'ailleurs proposé par tous les hébergeurs de contenus. Et ça ne pose aucun problème de fond.
- Si je publie une information me concernant ou une image de moi-même sur Internet et que cette information ou cette image est reprise et partagée par un autre site que le mien ai-je le droit d'exiger sa destruction ? Et si la tierce partie impliquée refuse de supprimer cette information ai-je le droit de la contraindre à le faire ? Selon la proposition, oui. Pour ce faire la proposition prévoit que les hébergeurs doivent mettre en oeuvre la suppression des données sur simple demande et sans délai sauf en cas d'exploitation de ces données pour un objet journalistique ou pour l'expression artistique ou littéraire. Et ce sont ces mêmes hébergeurs qui seront juges de ces exceptions et c'est même sur eux que reposerait la charge de la preuve. L'amende au cas où l'hébergeur ne serait pas diligent est tellement énorme (elle peut aller jusqu'à 2% du chiffre d'affaire mondial d'un fournisseur comme Facebook) qu'elle ne pourra qu'inciter les hébergeurs à supprimer les données sans autres formes d'examen. La liberté d'expression est clairement en jeu sur ce point en plus de la sécurité juridique des citoyens, ce qu'on appelle en Anglais, le due process, étant donné que ce serait aux hébergeurs de décider ce qui est légal ou ne l'est pas, sans procédure définie. De plus ce droit à l'oubli peut-être opposable aux moteurs de recherches comme Google ou Yahoo! afin qu'ils suppriment les liens vers les données litigieuses. Au-delà des problèmes techniques que cette mesure pose, c'est la neutralité d'Internet qui est en jeu ici.
- Si quelqu'un publie une information me concernant ou une image de moi, est-ce que j'ai le droit d'exiger sa destruction ? Aux USA, la Cour Suprême a déjà stipulé que les États n'avaient pas le droit de promulguer des lois restreignant la diffusion d'informations vraies mais pouvant être embarrassantes, par les média, tant que l'information a été acquise légalement (en application du premier Amendement de la Constitution des États-Unis). Avec cette proposition de règlement européen, par contre, j'aurais le droit d'exiger de l'hébergeur ou des moteurs de recherche qu'ils détruisent toute mention, même vraie, qui ne me conviendrait pas, sauf si cette information était de nature journalistique, artistique ou littéraire. Une fois encore la charge de la preuve que cette mention est journalistique etc. reposerait sur l'hébergeur ou sur le moteur de recherche , l'incitant à détruire l'information au moindre doute et sans autre formes d'examen ou de procès pour s'éviter des amendes onéreuses. Ce qui reviendrait à faire appliquer la censure par les hébergeurs ou par les moteurs de recherche. Inacceptable, non ? Pourtant sur le point de se réaliser.
Sources :
Stanford Law Review
Peter Fleisher's blog