Recommandations aux promeneurs (extrait)
[…] Encore tout récemment le train restait une des meilleures façons d’associer le déplacement et la lecture. On y pouvait lire alternativement (voire, à partir d’un certain degré d’apprentissage, simultanément), quatre ou cinq pages d’un livre et plusieurs kilomètres d’un parcours. Désormais qu’on va de Paris à Dijon en une heure, ce confort de très haute culture va rejoindre d’autres bonheurs du passé. Cependant l’amateur de circulation indépendante représente toujours un cas spécial. Sans doute, comme à l’automobiliste, et à plus forte raison puisqu’il ne dispose que de deux roues, vaut-il mieux lui déconseiller de lire en roulant. En revanche, à l’instar du piéton, il possède cet avantage d’interrompre aisément sa route où et quand il le veut. Un bouquet de pins, une clairière entrevue, le rebord d’une fontaine lui suggèrent irrésistiblement la volupté de s’asseoir ou de s’allonger contre le doux corps spirituel qu’un livre enferme et qui va l’envelopper, avec l’œil du soleil glissant vers la fin de son chapitre. Mais comme la durée de sa promenade ne se borne pas dans un jour, et que l’encombrement de son bagage connaît au contraire des limites, il lui faut bien trancher entre un désir naturel d’emporter une bibliothèque, et la crainte tout aussi normale d’en subir les inconvénients. Avant de tirer harmonieusement les leçons de la pratique, j’ai moi-même voyagé dans les plus absurdes conditions, trimbalant sur mon dos des kilos de bouquins dont la plupart restèrent enfouis sous mes chemises, au fond du sac. Puis, passant d’un extrême à l’autre, il m’est arrivé de partir sans aucune provision, mais de revenir sous un poids de volumes intolérable, et que leur disparate faisait encore plus accablant. Car il se passe alors une chose très simple, c’est qu’au bout de quarante-huit heures de pénurie on ne tient plus. On se jette dans n’importe quelle maisons-de-la-presse-bureau-de-tabac de campagne, on fouille de fond en comble le soir l’unique librairie du chef-lieu. Il y traîne bien toujours des éditions de poche de poètes qu’on croit savoir par cœur, et une fois de plus, par un entêtement masochiste, on rachète quelque tractatus qu’on ne comprendra jamais. Suivant la région où l’on rôde, on est tenté de se procurer deux énormes tomes de Contes et Légendes du Bas Morvan, ou une étude savante sur la perception de la gabelle à Niort, entre 1715 et 1732.[...]
Jacques Réda