Un extrait de Fenêtres de Manhattan de Antonio Munoz Molina qui résonne fortement en moi. Dans ces pages le narrateur habite à Manhattan et décrit ses journées d'automne et d'hiver peu après le 11 septembre 2001 :
Et pourtant je ne sais si c'est pas sottise ou par aveuglement, ou par cette espèce d'insouciance qui nous étonne tellement chez ceux qui ont été les contemporains d'un grand désastre sans réaliser sa véritable dimension, mais la certitude objective du danger n'empêche pas de profiter d'une perpétuelle célébration de toute choses, d'une griserie que me produit cette ville qui ne s'atténue jamais, qui jamais ne cède ni à la routine ni à la fatigue. Tous les matins j'ouvre les yeux dans un état d'attente, d'alerte, et je me mets à la fenêtre pour m'assurer de ce que me réserve la lumière nouvelle du jour. Je prépare le petit déjeuner; j'écoute la radio, le courrier du coeur de la doctoresse Jerry Brown ou les programmes de l'excellente radio publique, la WNYC, avide non pas tant d'informations que d'histoires, de musique, chansons et paroles, des sonorités d'une langue que je suis sans cesse en train d'apprendre et qui jamais ne cesse d'éveiller chez moi un désir puissant d'en savoir plus, d'emmagasiner d'autres mots et d'autres tournures, mots solides et sonores comme les pièces d'or qu'accaparaient dans leurs coffres les avares des contes. Un bonheur serein peut être contenu dans les actions les plus banales : je rentre le samedi midi de faire mes achats au marché paysan d'Union Square et je prépare un plat de riz aux légumes en écoutant sur la radio publique le programme de Jonathan Schwartz, qui a une voix grave et savante et qui diffuse toujours des musiques mémorables, des enregistrements étonnants ou rares : l'odeur andalouse des légumes à la poêle envahit l'espace de l'appartement en même temps que le violon de Stéphane Grappelli et le violoncelle de Yo Yo Ma jouant en duo Love For Sale, et je me rends compte que ce moment sans relief est un des moments secrets de ma vie. Je suis accablé par toutes les choses que je pourrais faire, les livres qui m'attendent pour que je les lise, les innombrables concerts qu'annonce le journal, les revues au papier luisant et à la typographie belle et dense que j'achète en sachant que je n'aurai pas le temps de les lire en entier, l'encyclopédie quotidienne, inépuisable, du New York Times qui, le dimanche, acquiert le volume d'une montagne, fête d'écriture imprimée et d'odeur de papier pour l'amateur de journaux. Il faut profiter de chaque jour, de chaque heure, il faut chercher dans le dictionnaire et fixer dans ma mémoire chaque mot nouveau, chaque vision nouvelle de la ville, les rouges et les jaunes qui se propagent dans Central Park.
C'est exactement ça. New York dans un peu plus d'un mois, pour moi.