lundi 14 septembre 2009

DFW, in memoriam

David Foster Wallace s'est suicidé à l'âge de 46 ans, il y a un an et ironiquement – une ironie qu'il aurait sans doute apprécié et à laquelle il s'attendait certainement – c'est cette disparition qui l'a rendu célèbre. Jusqu'à sa mort DFW était un écrivain généralement peu connu ou seulement par ses reportages, en particulier celui sur la campagne des primaires de John McCain en 2000 et celui, révolutionnaire dans sa forme hypertextuelle, sur un speaker populiste de radio, paru dans The Atlantic. De ses romans et nouvelles, réputés difficiles à lire, il était rarement question. Lorsqu'il est mort il y avait longtemps que j'avais découvert David Foster Wallace et que j'avais apprécié ses œuvres littéraires et journalistiques. J'étais tombé sur Infinite Jest un jour que je naviguais dans les livres de la partie anglaise de Gallignani, rue de Rivoli. L'épaisseur du livre m'avait attiré comme toujours et dans le magasin je lus les premières pages qui excitèrent encore plus mon intérêt. J'achetais cet énorme bouquin et mis trois ans à le lire, par intermittences, retours en arrière, lâchages et reprises. La langue particulièrement ardue, la structure de la phrase alambiquée, le vocabulaire rare et choisi me causèrent beaucoup de difficultés, l'histoire compliquée et décousue me décevait souvent. Néanmoins je persévérais dans ma lecture parce que le ton, ironique, sarcastique, caustique, mordant, désespéré et néanmoins plein de compassion pour nous, pauvres humains, plein de questionnement sur les passions humaines même les moins compréhensibles pour lui, m'accrochait. Et me plaisait aussi cette capacité à décrire l'indescriptible, à pénétrer dans le cerveau des personnages et à en démonter les rouages comme ceux d'une horlogerie hyper compliquée, les sentiments, les opinions, les passions, et ce soucis constant de tout montrer jusque dans les petits détails, ce soucis encyclopédique, cet art de tout décrypter sans perdre ce ton caustique et amusant qui me plaisait tellement. Passé la barrière – et quelle barrière! – de la langue, David Foster Wallace apparaissait dans Infinite Jest comme un formidable analyste de l'humain et comme un écrivain sacrément doué, quoiqu'un peu verbeux. Quelques temps plus tard je lu ses autres œuvres, certaines me plurent beaucoup, d'autres beaucoup moins, mais un curieux phénomène apparut. Je m'attachais à l'auteur. A travers les lignes j'avais détecté sa grande fragilité, sa sensibilité à fleur de peau. Je me disais aussi que quelqu'un qui arrive à décrire aussi exactement et aussi précisément la dépression devait en connaître un rayon sur le sujet et de première main, si j'ose dire. J'appris plus tard qu'en effet il avait lutté contre la dépression toute sa vie et que celle-ci avait eu raison de lui au bout du compte. C'est pourquoi, à cause de cet attachement irrationnel, j'éprouvais un sentiment de perte, un peu ridicule puisque je ne le connaissais bien sûr, pas du tout personnellement, lors de sa mort. Nous fûmes nombreux dans le monde entier, si l'on en juge par les réactions sur Internet, à ressentir ce deuil et cette amertume à la disparition de quelqu'un qu'on ne savait même pas qu'on aimait. Et parfois même simplement pour avoir lu un de ses reportages, ou son si beau discours de remise de diplômes (ce que les américains appellent curieusement mais logiquement "commencement") au Kenyon College. Discours dont je me réjoui de vous donner ici un extrait, pour laisser parler David Foster Wallace à la fin:
"Worship power, you will end up feeling weak and afraid, and you will need ever more power over others to numb you to your own fear. Worship your intellect, being seen as smart, you will end up feeling stupid, a fraud, always on the verge of being found out. But the insidious thing about these forms of worship is not that they're evil or sinful, it's that they're unconscious. They are default settings.

"They're the kind of worship you just gradually slip into, day after day, getting more and more selective about what you see and how you measure value without ever being fully aware that that's what you're doing.

"And the so-called real world will not discourage you from operating on your default settings, because the so-called real world of men and money and power hums merrily along in a pool of fear and anger and frustration and craving and worship of self. Our own present culture has harnessed these forces in ways that have yielded extraordinary wealth and comfort and personal freedom. The freedom all to be lords of our tiny skull-sized kingdoms, alone at the center of all creation. This kind of freedom has much to recommend it. But of course there are all different kinds of freedom, and the kind that is most precious you will not hear much talk about much in the great outside world of wanting and achieving. ... The really important kind of freedom involves attention and awareness and discipline, and being able truly to care about other people and to sacrifice for them over and over in myriad petty, unsexy ways every day.

"That is real freedom. That is being educated, and understanding how to think. The alternative is unconsciousness, the default setting, the rat race, the constant gnawing sense of having had, and lost, some infinite thing."