mardi 5 septembre 2006

Infraordinaire

Ce matin boulevard Barbès alors que je me dirigeais vers l'arrêt du bus 31 "Marcadet Poissonniers", j'ai rattrapé un aveugle qui marchait doucement se guidant de sa canne blanche. Arrivé très exactement à l'endroit du boulevard où se trouve l'arrêt du bus (peut-être compte-t-il ses pas ou est-il prévenu par un repère immanquable que nous, voyant, ne voyons justement jamais) il s'arrêta et commença à reconnaître les lieux, exactement reconnaître, au moyen du bout ultra-sensible (enfin je suppose) de sa canne blanche. Il faut dire que le boulevard Barbès est en travaux tout du long et qu'à l'endroit où se trouvait jadis (avant les travaux) l'arrêt de bus il y a un mince boyau conduisant sur cinq ou six mètres sur la rue entre deux barrières de chantier sur un sol passablement inégal voire bosselé (dépavé) et qu'il faut emprunter ce mince boyau pour aller sur le boulevard même (à un tiers environ de sa largeur) afin de prendre le bus. L'aveugle de toute évidence ne reconnaissait pas les lieux, oui absolument, il tâta le sol alentour du bout de sa canne et ensuite effleura de doigts délicats les barrières de chantier, il avait sur le visage l'expression de quelqu'un qui est perdu ou désorienté à tout le moins. Son paysage digital ne correspondait plus au souvenir qu'il en avait (du fait du chantier). C'est là que j'intervins pour lui demander s'il avait besoin de quelque chose, je cherche l'arrêt du 31 me dit-il, vous y êtes répondis-je, il y a des travaux ajoutai-je. C'est alors que je fis quelque chose d'absurde, je lui pris légèrement le bras [voir incise 1] et lui indiquai la direction à prendre, c'est par là dis-je. Je rattrapai aussitôt cette idiotie en lui disant je vais vous conduire et en joignant le geste à la parole, pour ainsi dire. Opportunément un 31 arrivait, je conduisis donc mon aveugle (c'était mon aveugle maintenant) (je l'avais pris en charge) (sous mon aile) dans le bus où il trouva aussitôt à s'asseoir grâce à la gentillesse (la politesse) (ou la courtoisie) d'une dame qui lui céda son strapontin. Il descendit (l'aveugle pas le strapontin) sans problème à Guy Môquet [incise 2] . Le plus curieux dans cette histoire est que je me suis senti embété (inquiet) pour lui pendant tout le temps qu'il a été avec moi dans le bus, au point d'en être mal à l'aise. Culpabilité?

 
[incise 1] une fois à Londres un type un peu crasseux m'a demandé de l'aider à descendre les marches d'entrée de la station Marylebone et j'avais placé, pour ce faire, la main sous son bras près de son aisselle et c'était une mauvaise idée car il transpirait, j'ai dû me hâter d'aller me laver les mains aussitôt après.
[incise 2] jeune résistant communiste de 17 ans fait prisonnier par les Allemands et désigné comme otage par Pucheu, ministre de Pétain, fusillé comme otage donc par les Allemands à Chateaubriand le 22 octobre 1941. Beaucoup de rues et de bâtiments ont été baptisés Guy Môquet en France, sans compter le Cours des 50 otages principale artère de Nantes, puisque Guy Môquet faisait partie de ces 50.