lundi 11 septembre 2006

9/11

11 septembre 2001. Mélange de sentiments complexes, en même temps puis alternativement. Stupeur, effarement, incrédulité, stupéfaction, frayeur, tristesse, colère. J'étais monté en haut de ces tours quelques années auparavant, j'avais passé des heures là haut, la vue était absolument stupéfiante, vertigineuse, la Statue de la Liberté toute petite, que j'avais visité le matin même et qui m'avait semblé gigantesque, la vue immense bien qu'un légère brume s'étende sur les environs, le New Jersey, Brooklyn, le Queens, Staten Island et ses bacs oranges qui font la navette, Governor's Island, Ellis Island visitée le matin même aussi, toute la baie, l'East River et l'Hudson, le Verrazano Narrows bridge, le goulet qui donne sur la mer libre, les immeubles du Financial District à nos pieds, là le Woolworth building comme une maquette, les gratte-ciels de Midtown au Nord, l'Empire State qui les coiffe tous, l'angle blanc du Citycorp, la pointe brillante du Chrysler, la tranchée de Broadway, le vent doux et permanent, les hélicoptères qui décollent de l'héliport près du Pier 17 et qui passent près des tours jumelles et qu'on voit par dessus, les avions qui vont se poser à La Guardia ou à JFK qui rugissent au dessus de nos têtes (on imagine les passagers le nez collé à leurs hublots pour contempler Manhattan, on imagine ceux qui étaient dans les avions ce jour là, le 11 septembre), les avions qu'on voit atterrir là-bas à Newark, les bruits atténués de cette ville si vivante et si bruyante, le bruit de la vie de New York qui arrive jusqu'à ses sommets, grondements, sirènes, pales d'hélicoptères, ronronnement de petits avions, souffle des milliers de climatiseurs qui pompent et refoulent l'air de la ville; les fenêtres du bar au sommet donnaient directement sur le vide, pas de rambardes et pas de balcon, et je m'étais calé contre une de ces fenêtres étroites pour regarder, fasciné, presque hypnotisé, le trafic dans la rue en bas, les taxis jaunes gros comme des punaises, les passants à peine visibles, tous minuscules, l'église Trinity Church, son cimetière ancien où les salary men vont déjeuner d'un sandwich le midi, assis sur une tombe en lisant un livre ou un journal, le toit carré du NYSE, là où bat le poul des marchés mondiaux, les orbes de verre du World Financial Center et ses pyramides en chapiteau, le parc là-bas au pied du Brooklyn bridge, le petit jardin devant l'Hôtel de Ville où se donnaient des concerts de jazz gratuits cette année là, South Street Seaport avec ses trois mâts, le Pier 17, le laid Municipal Building, et toute cette activité de fourmis à nos pieds, alors que nous étions quasiment, du moins c'est l'impression qu'on en retirait, suspendus dans les cieux, avec le monde à nos pieds, une personne à coté de moi faisait la même chose que moi, collée à la vitre comme moi, une fille, elle a dit à un moment "that's freaky!" et ça m'a fait sourire. Et ce jour là, le 11 septembre 2001, on me disait que les deux tours avaient complètement disparues, en feu, écroulées, perforées par deux avions de ligne chargés de passagers et détournés par des pirates... Le déluge de gravas et de feu, les tours qui s'enfoncent, qui semblent s'enfoncer, dans le sol, la fuite éperdue, et le panache énorme de fumée, la poussière dans les rues. Et avant cette vision passée en boucle à la télévision de l'avion à pleine vitesse perforant la tour, disparaissant dedans dans une boule de feu énorme, les gens qui se jetaient du haut des tours en flamme. C'était presque incroyable. Sentiment de perte, de frayeur aussi devant l'audace, la cruauté, le symbolisme du crime, sentiment d'inquiétude sur ce qui allait se passer maintenant dans le monde, sentiment d'effarement devant le modus operandi, la facilité, les conséquences de l'attaque. Choc à l'idée du nombre de victimes potentielles. Colère, déjà de la colère. Passé l'effarement, la tristesse, les doutes, le choc, est venu la colère et elle a tout envahi. Pendants des semaines j'ai été en colère contre ceux qui nous avaient fait ça, contre ceux qui en profitaient pour blâmer la politique américaine depuis la guerre d'indépendance et même avant, contre ceux qui osaient dire que faire une minute de silence en France était ridicule, contre ceux qui s'en foutaient complètement, contre ceux qui disaient que c'était bien malheureux, bien tragique mais que l'Amérique ne l'avait pas volé au fond. Pendant des semaines je me suis surpris à avoir mal aux mâchoires tellement je les serrais de colère, parfois. Ils avaient attaqué la ville que j'aimais le plus après Paris, qu'à ce moment là j'aimais plus que Paris, la ville de mes rêves et de mes fascinations, la ville où j'avais rêvé pendant des années aller et où, lorsque enfin j'étais parvenu à y aller, je m'étais senti instantanément bien, presque chez moi, à la fois épaté et rempli de gratitude car elle était conforme à mes rêves et plus encore. Depuis le 11 septembre 2001 je sus retourné à New York, j'ai visité Ground Zero, c'est un immense trou dans lequel il y a des travaux, les rues du bloc alentour qui jadis grouillaient d'animation sont vides et mornes, il n'y a plus que des marchands du temple qui essayent de vous vendre des tee-shirts commémoratifs, des albums photos et des drapeaux, il y a des gens désoeuvrés, des touristes et des curieux, mais en fait il n'y a rien à voir à Ground Zero, il n'y a que le vide et une étrange atmosphère.